o n l i n e
ft. jonas
Samedi, fin d’après-midi.
Allongé sur son lit, les yeux clos — aujourd’hui, c’étaient les mains dans la poussière. Il en sent encore les brûlures sur ses paumes, qu’il a pourtant apaisées sous l’eau froide du robinet.
S’ennuie.
Pas de message, et la sonnette qui demeure obstinément muette. Appartement plongé dans le silence — maman travaille, beau-papa profite de son jour de repos pour lire le journal devant la télévision, volume trop bas pour être audible depuis la chambre, Louise dort et Hannah fête l’anniversaire d’une de ses amies, trois pâtés de maisons plus loin.
Soupire.
Se redresse, allume la chaîne hifi, clef USB déjà branchée — bon rock, groupe inconnu au rapport, peu de vues sur Youtube, jamais entendu à la radio, faut pas rêver. Sur son ordinateur, page bicolore, couleurs froides, ouverte, onglets de discussion déconnectés. Ferme l’écran.
S’ennuie.
Laura plaquée, huit jours maintenant — huit de vide ; l’accaparait, reste le temps libre désormais. Il en a perdu l’habitude. Laura texto dès le réveil, Laura pause midi, Laura après les cours, Laura le week end, et Laura au téléphone tous les soirs.
Plus de Laura — restent les heures à tuer.

Deux notes dans le vide, notification du téléphone, « Bamba a consulté votre profil ». Popularité, deux pourcent de pris. Il fait défiler, redécouvre, s’amuse, ricane — il avait oublié. Alessia, désespérée de le voir jamais trouver l’amour — pourtant, dix-huit ans, c’est encore toute une vie devant soi pour tenter d’aimer ; l’urgence est loin —, quelques clics vers un site qu’il n’avait plus jamais consulté ensuite, un pseudo qu’il avait refusé de donner et qu’elle avait assigné d’office, un profil sans fioritures, rien de trop attirant quand ce sont les rockeurs qui ont la côte.
Pas d’instrument, pas d’écriture — tape moins dans l’oeil.
S’ennuie — change la recherche, la relation souhaitée. De femmes à homme, de CDI à interim. « Valider », et la sélection change sous ses yeux. Les miniatures ne sont plus les mêmes, il fait glisser. Il clique, de temps en temps, juste pour voir, « mec timide au grand coeur », « réservé, prêt à se dévoiler au grand amour », c’est cliché, bateau.
S’en doute, sans doute : derrière les déclarations passionnées à l’inconnu.e qui bouleversera leur vie, désir scabreux. Tremper le biscuit, faire mouiller la ménagère ou cracher le puceau sur les draps.
Pixels qui détonnent — du bleu qui pique presque la rétine sur le fond de noir et de rose érotique du site. Bluesnake. Rictus au coin des lèvres, pensée déplacée, c’est plus fort que lui. Ça le fait marrer.
Clique, survole. Vingt ans, blond — sans la teinture, il essaie d’imaginer, échec —, interim, et les grands classiques de la taille, des hobbies, deux-trois infos passées sous silence, les détails dont se foutent ceux qui s’affichent sous la bannière « one shot ». Du zéro blabla, de la baise pour la baise ; à quoi bon savoir qu’il aime le cinéma, la cuisine italienne et l’électro ?

Le voyant rose clignote — connecté.
Clique — fenêtre de discussion ouverte.

Captain : Salut
Captain : Sympa les tiffs
Bluesnake : Merci, t’es pas mal non plus malgré tes “tiffs” banals
Captain : On n’a pas tous tant d’excentricité à revendre
Captain : Question con
Captain : Tu vis sur Astrophel même ou à côté ?
Bluesnake : Astrophel, et toi ?
Captain : Astrophel. Saten
Bluesnake : Nahuel pour moi

Ricane.
C’est que ça gagne bien sa vie, les professions non renseignées.

Captain : Ok
Captain : Interim réel ?
Captain : Pas de déclaration enflammée après la baise ?
Bluesnake : lol, qui sait tu arriveras à un miracle ?
Captain : Pas ma prétention
Captain : Le Rudy’s, au pied de la galerie marchande d’Haylen, tu connais ?
Bluesnake : Heureusement
Bluesnake : Oui je connais
Bluesnake : Proposition pour ce soir ?
Captain : Fréquentation sympa vers 21h30
Captain : Si t’es dispo
Captain : ça se tente
Bluesnake : Je serai présent
Captain : J’imagine que je te reconnaitrai
Captain : T’es repérable
Captain : à plus, alors
Bluesnake : à plus

Relit la conversation — il se marre. Ce que ça va bien pouvoir donner ? Il n’y pense pas — c’est comme un jeu de hasard, il lance les dés, verra bien si c’est du deux ou du douze.
Il n’a pas demandé son prénom — délibérément. Il s’amuse à chercher, comme une devinette ; il pense aux prénoms de connards — il les connaît, les mecs, certains de ses potes sont des salauds, et ils s’appellent Thomas, Travis ((faut croire qu’il doit avoir un côté enfoiré, lui aussi)), Julien. Côté nanas, c’est du Jessica, Ashley, Victoria. Il essaie de coller un patronyme sur la belle gueule du type, un nom d’enculé sur son sourire mesuré. Ne trouve pas. Il fait des suppositions, sait qu’il a tort — il ne le sent pas, ça l’éclate d’autant plus.
Premières impressions rarement faussées, pour autant il aime bien s’en jouer — ça l’occupe, comme un délire d’équilibriste avec des allumettes craquées.

Dix-neuf heures trente-quatre.
Trouve le temps long, tout à coup.
La porte d’entrée s’ouvre, il connaît la rengaine, « c’est moi, je suis rentrée », bientôt elle demandera où est Hannah, se souviendra une poignée de secondes plus tard qu’elle dort là-bas, rentrera demain midi. Le silence, les voix ténues, il sait ses parents qui s’embrassent, et puis les pas qui montent — les talons contre le bois de l’escalier. D’abord la chambre de Louise, et puis les trois coups à sa porte, qui le font lever le nez du bouquin qu’il lit — Stephen King.
« Coucou, tu viens m’aider ? »
Souffle un « J’arrive », bientôt un « Je sors, ce soir, non, je ne sais pas quand je rentre, avec des potes, on va boire un coup, je dormirai peut-être là-bas, oui je prends le double des clefs, oui j’ai mes tickets métros, au pire j’ai de la monnaie, non, on conduira pas si on a trop bu, je sais, ouais, promis m’man, on ramène les filles avant. »
Schéma habituel — routine familière.

Vingt-et-une heure, à trois ou quatre minutes près, sort de l’immeuble. Sweat gris, jean délavé, Vans ; décontracté pour ce soir, pas prise de tête. Naturel au quotidien, pas du genre à kiffer les fioritures, le plastique et le superflu.
Première bouche de métro, se fond dans la masse des visages moroses et fatigués. Observe le reflet de l’écran d’un téléphone se refléter dans une paire de lunettes carrées, écoute d’une oreille distraite le guitariste et le chanteur qui sont grimpés à la dernière station. Glisse deux dollars dans leur boîte avant de descendre — il donne rarement ; élan de générosité, c’était sympa, et ça lui occupait l’esprit.
Correspondance, couloirs, escaliers, trois minutes avant le prochain métro, il fait défiler son fil d’actualités blindé de conneries — vieux like sur des pages débiles qu’il ne pense jamais à unliker.
Cinq stations, il descend — sortie, et c’est presque tout droit, dans l’angle d’une intersection.
Traverse le nuage de nicotine de la terrasse, se glisse à l’intérieur par la porte laissée grande ouverte, gueule béante sur le musée de la déchéance — l’air frais de la nuit déjà tombée ne rafraîchit pas l’intérieur, n’atténue pas la chaleur lourde accentuée par les éclairages tamisés et les effluves d’éthanol.

Le regard effleure les silhouettes anonymes, les visages qui ne lui disent rien, ternes, éteints ; et puis, un éclat de couleur, près du comptoir, cobalt rendu plus sombre par les auréoles orangées des ampoules. Les yeux se lèvent, minuit se heurte aux jours de pluie, le cadet esquisse l’ombre d’un sourire pour signifier qu’il est la bonne personne, se glisse sur le siège à sa droite, commande dans un même élan — shot de vodka pour se mettre bien.
Et il a l’assurance telle, sans l’ombre d’une hésitation, l’aisance de l’habitué, qu’on ne songe pas à lui demander sa carte d’identité — on pourrait croire vingt-et-un ans, c’est à s’y méprendre, c’est facile, pourtant il en a trois de moins ; il en manque un aussi à son voisin de comptoir.
« Alors, ce serpent ? Coincé dans la braguette, pour avoir viré bleu ? »
Rictus fourbe — la première pensée n’a jamais quitté son esprit, forcément qu’elle finirait par lui échapper. N’a jamais été très bon quand il s’agit d’entrée en la matière, de toute façon.
« T’as un prénom, ou tu préfères que je souffle Bluesnake sur l’oreiller ? »
Vodka sur le comptoir, lève son verre une seconde, renverse la tête en arrière pour le vider ; douce brûlure, bonne soirée entamée.